IEJ Rennes 1, 2006 - procédure administrative contentieuse

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Commentaire de CEDH, 12 avril 2006.

COUR EUROPà‰ENNE DES DROITS DE L'HOMME
GRANDE CHAMBRE

ARRÊT



N° 58675/00 DU
12 AVRIL 2006




AFFAIRE MARTINIE




c. FRANCE
(...)
2. Sur le grief relatif à  une méconnaissance de l'article 6 § 1 dans le cadre de l'instance devant le Conseil d'Etat

a) Les thèses des parties

51. Le requérant se plaint, sur le fondement de l'article 6 § 1 de la Convention, de la participation du commissaire du gouvernement au délibéré de la formation de jugement du Conseil d'Etat. Il se réfère à  cet égard aux arrêts Kress (précité), Borgers (précité), Vermeulen c. Belgique, du 20 février 1996 et Lobo Machado c. Portugal, du 20 février 1996 (Recueil 1996-I).

52. Le Gouvernement souligne que, dans l'arrêt Kress, la Cour a conclu à  une violation de l'article 6 § 1 du fait de la « participation » du commissaire du gouvernement au délibéré de la formation de jugement. Il soutient que cet arrêt ne met en cause que la présence active du commissaire du gouvernement, sa « présence passive » restant possible ; à  cet égard, il souligne en particulier que le commissaire du gouvernement, qui est membre du Conseil d'Etat, n'a pas le rôle d'un « ministère public » mais celui d'un « jurisconsulte » qui exprime son opinion personnelle devant la formation de jugement avant le délibéré.

Le Gouvernement indique qu'en exécution de l'arrêt Kress, le Président de la section du contentieux du Conseil d'Etat a pris, les 23 novembre 2001 et 13 novembre 2002, deux instructions aux termes desquelles le commissaire du gouvernement peut assister au délibéré mais ne peut intervenir dans celui-ci en prenant la parole, la seconde de ces instructions le qualifiant ainsi de « témoin muet » ; il précise qu'un décret (no 2005-1586) reprenant ces modalités nouvelles a été publié au journal officiel le 20 décembre 2005, ajoutant en particulier un article R. 731-7 au code de justice administrative aux termes duquel « le commissaire du Gouvernement assiste au délibéré [;] il n'y prend pas part ». Ce ne serait ainsi « qu'à  titre exceptionnel et sur invitation, [que le commissaire du gouvernement pourrait] être amené, dans l'intérêt du bon fonctionnement de la justice et en tant que l'un des membres de la sous-section sur le rapport de laquelle est examiné le litige, ayant étudié en dernier le dossier, à  répondre à  une question ponctuelle de nature technique » ; outre cet intérêt d'ordre technique, la présence du commissaire du gouvernement au délibéré aurait l'avantage de lui permettre de mieux comprendre les raisons pour lesquelles la formation de jugement se rallie à  son point de vue ou à  l'inverse, s'en sépare : la connaissance qu'il acquerrait ainsi des motivations du juge lui permettrait, dans des conclusions ultérieures, de rendre fidèlement compte de la jurisprudence ou, s'il n'a pas été convaincu, de préparer à  l'avenir un infléchissement et, ainsi, de contribuer à  assurer la cohérence, la continuité et au besoin le développement de la jurisprudence, pour une bonne administration de la justice, laquelle bénéficierait au premier chef à  l'ensemble des justiciables. Il rappelle que, telle que comprise par la Cour, la « théorie des apparences » ne repose pas exclusivement sur les appréhensions que peut avoir le justiciable quant à  l'impartialité d'une juridictions : de telles craintes doivent reposer sur des éléments objectifs pour qu'il y ait violation de l'article 6 § 1. Or, pour les raisons exposées précédemment, de tels éléments objectifs feraient défaut quant à  la simple présence du commissaire du gouvernement au délibéré.

Selon le Gouvernement, il serait dommageable, au nom du respect des apparences, et alors même que l'impartialité effective du commissaire du gouvernement n'est pas mise en cause, de porter atteinte à  une Institution qui a largement fait ses preuves.

b) L'appréciation de la Cour
53. La Cour souligne en premier lieu que, si dans le dispositif (point 2) de l'arrêt Kress elle indique conclure à  la violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison de la « participation » du commissaire du gouvernement au délibéré de la formation de jugement du Conseil d'Etat, il est fait usage dans la partie opérationnelle de l'arrêt tantôt de ce terme (paragraphes 80 et 87), tantôt de celui de « présence » (titre 4 et paragraphes 82, 84 et 85), ou encore des termes « assistance » ou « assiste » ou « assister au délibéré » (paragraphes 77, 79, 81, 85 et 86). La lecture des faits de la cause, des arguments présentés par les parties et des motifs retenus par la Cour, ensemble avec le dispositif de l'arrêt, montre néanmoins clairement que l'arrêt Kress use de ces termes comme de synonymes, et qu'il condamne la seule présence du commissaire du gouvernement au délibéré, que celle-ci soit « active » ou « passive ». Les paragraphes 84 et 85 par exemple, sont à  cet égard particulièrement parlants : examinant l'argument du Gouvernement selon lequel la « présence » du commissaire du gouvernement se justifie par le fait qu'ayant été le dernier à  avoir vu et étudié le dossier, il serait à  même pendant les délibérations de répondre à  toute question qui lui serait éventuellement posée sur l'affaire, la Cour répond que l'avantage pour la formation de jugement de cette « assistance » purement technique est à  mettre en balance avec l'intérêt supérieur du justiciable, qui doit avoir la garantie que le commissaire du gouvernement ne puisse pas, par sa « présence », exercer une certaine influence sur l'issue du délibéré, et constate que tel n'est pas le cas du système français.

Tel est au demeurant le sens que l'on doit donner à  cet arrêt au vu de la jurisprudence de la Cour, celle-ci ayant condamné non seulement la participation, avec voix consultative, de l'avocat général au délibéré de la Cour de cassation belge (arrêts Borgers et Vermeulen précités) mais aussi la présence du procureur général adjoint au délibéré de la Cour suprême portugaise, quand bien même il n'y disposait d'aucune voix consultative ou autre (arrêt Lobo Machado précité) et la seule présence de l'avocat général au délibéré de la chambre criminelle de la Cour de cassation française (arrêt Slimane-Kaïd (no 2) précité) ; cette jurisprudence se fonde pour beaucoup sur la théorie des apparences et sur le fait que, comme le commissaire du gouvernement devant les juridictions administratives françaises, les avocats généraux et procureur général en question expriment publiquement leur point de vue sur l'affaire avant le délibéré.

54. Ceci étant, la Cour rappelle que, sans qu'elle soit formellement tenue de suivre ses arrêts antérieurs, il est dans l'intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité et de l'égalité devant la loi qu'elle ne s'écarte pas sans motif valable de ses propres précédents – même si, la Convention étant avant tout un mécanisme de défense des droits de l'homme, la Cour doit cependant tenir compte de l'évolution de la situation dans les Etats contractants et réagir, par exemple, au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à  atteindre (voir, par exemple, les arrêts Chapman c. Royaume-Uni [GC], no 27238/95, CEDH 2001-I, § 70, et Christine Goodwin c. Royaume-Uni [GC], no 28957/95, CEDH 2002-VI, § 74).

En l'espèce, la Cour ne voit aucun motif susceptible de la convaincre qu'il y a lieu de réformer sa jurisprudence Kress.

55. Partant, il y a eu, en la cause du requérant, violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de la présence du commissaire du gouvernement au délibéré de la formation de jugement du Conseil d'Etat.
(...)